Les Grenoblois célèbres : Cémoi, l'aventure du chocolat grenoblois

Les Grenoblois célèbres : Cémoi, l'aventure du chocolat grenoblois

Félix Cartier-Millon claque la porte de Lustucru, créée par son père. Et en 1920, il lance la marque Cémoi après avoir racheté une petite chocolaterie de Grenoble. En quelques années, il fonde une marque prestigieuse, s'appuyant sur de grandes campagnes publicitaires.

Chocolat et pâtes, c'est une combinaison peu ragoutante qui ne fait finalement rêver que les enfants. C'est pourtant ce qui lie deux fleurons de l'industrie alimentaire iséroise. Car à l'origine des chocolats Cémoi, il y a d'abord Lustucru.

Il y a également une petite chocolaterie grenobloise rachetée par la famille Bouchayer en 1917 alors qu'elle était en grande difficulté. Les Bouchayer sont l'une des plus grandes dynasties industrielles de la région, ayant fait fortune dans la houille blanche, c'est-à-dire l'électricité, à la fin du XIXe siècle et qui a fabriqué des obus pendant la Première Guerre mondiale.

L'alimentaire ne les intéresse pas, c'est par hasard que les Bouchayer mettent la main sur la chocolaterie qui fait en réalité partie d'un lot d'entreprises qu'ils rachètent. Ils essayent toutefois de la relancer économiquement, en la transférant de la rue de Strasbourg à la rue Ampère, mais sans succès. Et alors que l'entreprise des Chocolats Dauphins menace de fermeture en 1920, les Bouchayer font appel à Félix Cartier-Millon.

Membre d'une autre grande famille industrielle grenobloise, qui a fondé les pâtes Lustucru, il a déjà une certaine expérience à 45 ans passés. Il faut dire qu'il a commencé à travailler à 16 ans dans l'entreprise créée par son père Louis Cartier-Millon, cet ex-paysan de la vallée du Grésivaudan qui a lancé avec succès son commerce de pâtes place de Gorce à Grenoble.

En 1870, les Cartier-Millon vendaient déjà 100 tonnes de pâtes dans la région. En 1902, ils font même construire une première usine à Grenoble. Et Félix, malgré sa jeunesse, est pour beaucoup dans le développement réussi de Lustucru.

Alors que les affaires prospèrent et qu'une nouvelle usine est construite dans la banlieue de Grenoble, Louis Cartier-Millon meurt.

Félix reprend le flambeau avec ses frères Gabriel et Albert et continue d'en faire un fleuron régional. Génie commercial, c'est lui qui invente le fameux Pèr'Lustucru, pendant de la Mèr'Michel.

La Première Guerre mondiale marque toutefois la rupture. Mobilisé, Gabriel tombe malade et meurt finalement en 1921. Les frictions sont de plus en plus fortes entre Félix et Albert. Le premier est rigide et autoritaire, le second est bon vivant et farfelu. Une violente dispute les oppose, dont on ne connaîtra jamais l'origine.

Après cet incident, les deux frères ne s'adresseront plus jamais la parole, et Félix Cartier-Millon revend ses parts dans Lustucru et part vivre à Toulon avec sa femme et leurs quatre enfants.

Des pâtes au chocolat

Après six mois dans le Var, Félix Cartier-Millon est sorti de sa torpeur par Aimé Bouchayer qui ne sait que faire de sa chocolaterie. Chocolat Dauphin est alors au bord du gouffre, criblé de dettes, blacklisté par les banquiers qui refusent de prêter de l'argent.

Aimé Bouchayer est un personnage si influent qu'il est impossible à l'époque de lui dire non. Quand il envoie son chauffeur à Toulon pour ramener Félix Cartier-Millon, il sait que ce dernier va s'exécuter et revenir à Grenoble accepter son offre.

Homme de défis, Félix s'investit totalement dans cette nouvelle aventure. Mais le constat est implacable : son chocolat noir ne se vend pas. Et face aux difficultés toujours plus importantes, il se résout à demander l'aide des Bouchayer.

Mais Aimé Bouchayer n'est pas devenu aussi puissant en distribuant son argent, même à ses amis. Il reçoit donc Félix Cartier-Millon sur le pas de son immense maison, et lui fait comprendre que la chocolaterie n'est plus son problème. Avant de lui fermer la porte au nez.

Félix Cartier-Millon est donc obligé de puiser dans sa fortune personnelle. Il rentre chez lui, vide son coffre et investit tout dans sa chocolaterie.

Pour relancer la machine, il change d'abord de nom et choisit les Chocolats Marquise. En l'annonçant à sa femme, elle lui rétorque : "Qui a eu cette idée stupide ?". Félix répond "C'est moi". Et c'est comme ça qu'il choisira plutôt la marque Cémoi. Parfois, le hasard d'une conversation avec sa femme vaut tous les brainstormings du monde.

A l'époque, et depuis le milieu du XIXe siècle, les Français consomment de plus en plus de chocolat noir. Ils ont adopté les fameuses tablettes de 125 grammes. Mais un seul chocolatier contrôle 90% du marché : Menier, qui fabrique du chocolat depuis près d'un siècle.

Cémoi va donc se développer en se lançant plutôt dans les tablettes de chocolat au lait dès le début des années 1930. Inventé par les Suisses, le produit est revendiqué par Félix Cartier-Millon qui vante les mérites de son chocolat "au bon lait des Alpes". Une publicité qui lui donne un certain label de qualité.

Cémoi fabrique son chocolat de façon industrielle. On fait d'abord venir des fêtes de cacao de Côte d'Ivoire et parfois des Antilles pour le chocolat très haut de gamme. Ensuite, on les fait sécher, on enlève la coquille, on récupère l'amande qu'on fait cuire, griller pour finalement la concasser. On obtient alors une poudre qu'on mélange avec du beurre et du lait pour obtenir le chocolat.

Mais Cémoi ne se cantonne pas qu'au chocolat. Le lancement du chocolat au lait étant un succès, Félix Cartier-Millon innove encore avec le chocolat à la noisette, à la vanille, aux amandes, le chocolat fourré, les bouchées au chocolat ou encore les chocolats de Noël qui font sa renommée.

Les marques Cénous et Matina sont aussi créées, la première fait des bonbons comme des pastilles à la menthe et des dragées, et la seconde s'occupe du petit-déjeuner.

Très en avance sur son temps, Félix Cartier-Millon installe des centaines de panneaux publicitaires autour de Grenoble pour mettre en avant ses produits. Une fois bien implanté dans sa région, il attaque le marché français en mettant des affiches dans le métro parisien, en sponsorisant des émissions de radio ou en achetant des pages entières dans les grands magazines.

Félix Cartier-Millon est un travailleur qui n'aime pas les mondanités. Paternaliste et économe, il est capable de réprimander une ouvrière qui utilise 20 centimètres de ficelle en trop.

Il sait aussi s'appuyer sur ses cadres. C'est ainsi qu'il fait entrer au capital de Cémoi en 1924 ses deux principaux collaborateurs : le directeur des finances Maurice Douillet et le directeur technique Ferdinand Beccaria. Les voilà à la tête d'un tiers du capital, ce qui est une démarche assez moderne et inédite pour l'époque.

Une succession catastrophique

Durant la Seconde Guerre mondiale, Cémoi connaît des problèmes d'approvisionnement. Mais Grenoble restant en zone libre, elle reçoit toujours du cacao d'Afrique et l'entreprise continue de tourner. Quelques wagons de chocolat sont toutefois volés.

Les Cartier-Millon ne sont pas de grands résistants. Le fils de Félix, Pierre Cartier-Millon est même marié à une Allemande et versera plutôt dans la collaboration.

Après la guerre, l'entreprise continue de se développer. En 1955, 4000 tonnes de chocolat sont fabriquées par Cémoi, qui emploie environ 500 salariés. C'est l'une des quatre grandes marques françaises du secteur avec Poulain, Suchard et Lanvin.

Devenu trop âgé, Félix cède la direction à son fils Pierre. Homme de communication comme son père, il lance les "chèques chics", ces points à collectionner sur les chocolats Cémoi avec lesquels on obtient des séries d'images sur les pics de la Vanoise, les races de chamois… La dernière série d'images paraîtra en 1968, pour les Jeux Olympiques de Grenoble.

Mais au début des années 60, de premières difficultés sont à signaler.

D'abord parce qu'il y a des divergences entre les actionnaires. Pierre Cartier-Millon a fait entrer ses deux fils Yves et Alain dans l'entreprise. Ce que ne supportent pas les deux autres associés historiques de Félix, Maurice Douillet et Ferdinand Beccaria, qui ont eu aussi placé leur fils.

Une lutte interne pour le pouvoir s'engage. Et en 1965, à la mort de Félix Cartier-Millon, les Douillet et les Beccaria quittent le navire. Et avec eux disparaît une partie du savoir-faire de l'entreprise, ainsi que leur côté raisonnable qui permettait de contenir le côté flambeur des Cartier-Millon.

Chute et fin

Alors que la grande distribution se développe, Pierre Cartier-Millon s'obstine à faire confiance uniquement aux petites épiceries, contrairement au reste de ses concurrents.

Plutôt que de conserver une dizaine de commerciaux pour négocier avec les centrales d'achat, Cémoi se repose encore sur une centaine de personnes qui sillonnent la France, toquant aux portes des épiciers... Un archaïsme suicidaire.

Et Cémoi paye aussi des achats mal anticipés. Car à l'époque, le cacao se négocie par l'intermédiaire des bourses de cacao. Le cours évoluant rapidement, il faut acheter au bon moment. Et Cémoi a surpayé son cacao trois années de suite…

Face à cette période difficile, Pierre Cartier-Millon met en place un plan sévère d'économies. L'outil de production est automatisé pour réduire le personnel, des commerciaux sont licenciés, et la gamme de chocolats est réduite de moitié.

Alors que l'entreprise grenobloise semble se redresser, les accords de Grenelle de 1968 valorisent le Smig de 30%. Avec environ 500 salariés, Cémoi ne peut pas faire face à cette augmentation subite du coût de la main d'oeuvre. Et elle dépose le bilan le 4 juin 1970 avec une ardoise de 17 millions de francs de dettes.

La moitié du personnel est alors licenciée, tandis que le groupe américain Di Giorgio rachète l'entreprise. Le géant de l'agroalimentaire restructure Cémoi mais se retire brusquement un an plus tard.

C'est donc Gaston Paulin, un biscuitier de La Tour du Pin qui rachète Cémoi pour un franc symbolique. Mais lui aussi liquide l'affaire deux ans plus tard, pour revendre la marque en 1981 à Cantalou Cantala, une grosse chocolaterie de Perpignan qui utilise depuis ce nom de Cémoi.

Le matériel de Cémoi est venu aux enchères, et il ne reste alors plus rien de l'entreprise originelle. Ou du moins quasiment, puisque la façade de l'usine a été conservée rue Ampère à Grenoble. Le site est devenu un centre d'affaires où logent plusieurs sociétés.

Quant à la famille Carrier-Million, la dynastie industrielle a pratiquement disparu. Même du côté de la branche restée fidèle à Lustrucru, l'aventure a tourné court avec des rachats. Seul Bruno Cartier-Millon a perpétué le nom de cette famille dans l'agro-alimentaire avec son entreprise de pâtes installée à Chambéry, Chiron Croix de Savoie, aujourd'hui connue pour ses crozets commercialisés sous la marque Alpina Savoie.

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